Rencontre avec Thomas Deltombe : L'islamophobie, instrument de regeneration du racisme.

Publié le par Journal L'Autre-ment

 

 

Article paru dans l'AutreMent numéro 1.2
Mai - Juin 2012

RENCONTRE AVEC THOMAS DELTOMBE
L’ISLAMOPHOBIE, INSTRUMENT DE REGENERATION DU RACISME



La question de l’Islam dans la société française et dans le monde est régulièrement mise au devant de la scène médiatico-politique, transformant au passage la question en problème. Pas un mois ne passe sans apporter son lot de polémiques autour de symboles supposés appartenir à la religion musulmane, peu importe s’ils sont réducteurs et d’ordre privé. À l’autre bout de la chaîne, les passages à l’acte et les paroles ouvertement islamophobes sont de plus en plus fréquents. Pour tenter de comprendre cette réalité et aller au-delà de la simple dénonciation, nous avons rencontré le journaliste et essayiste Thomas Deltombe, auteur notamment d’un ouvrage sur la construction de « l’Islam imaginaire ». Un entretien dont nous publions ici de larges extraits.

 

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Photo : Aya Masria, Le Caire, 23 Fevrier 2012. Traduction de la pancarte : Dégage !


 

Le terme « islamophobie » est de plus en plus utilisé et il semble, en même temps, comporter une charge de plus en plus polémique. Que dissimule l’usage de ce terme dans le discours dominant et comment peut-on le définir?


Le terme d’« islamophobie » fait débat depuis plusieurs années, en raison notamment des définitions qu’on lui donne. De mon point de vue, l’islamophobie peut se définir comme une peur haineuse à l’égard de l’islam. Dans l’ensemble, l’islamophobie s’attaque, sous prétexte de défendre de nobles « valeurs » (la « laïcité », la « république », le « vivre-ensemble », etc.) aux signes visibles de ce qui est identifié comme « islamique » (le lieu de prière, le foulard, etc.). Mais ces offensives ne sont en fait que la face visible d’un rejet plus général de tout ce qui apparaît comme « différent », comme « non-Français », voire comme « anti-Français ». L’islamophobie prend ainsi la forme d’un racisme respectable1.

C’est parce que l’islamophobie agit depuis les années 1980 comme un masque, et comme l’instrument de la régénération d’un racisme qui ne parvenait plus à s’exprimer de façon trop directe, que ce terme est rejeté en bloc. Lorsque Vincent Geisser a publié son livre « La nouvelle islamophobie » en 2003, il s’est vu affubler d’un tas de noms d’oiseau. Pourtant, il avait identifié un phénomène réel : la résurgence de vieux stéréotypes, hérités notamment de la période coloniale. Il faut bien savoir que le terme d’islamophobie n’est pas nouveau : il apparaît dès le début du XXe siècle dans la littérature coloniale française et réapparaît en France et en Grande-Bretagne à la fin des années 1990. Son emploi se généralise dans les années 2000.


Pour contourner les problèmes soulevés par ce terme, le discours dominant a tendance à développer plusieurs stratégies. L’une d’entre elles consiste à dire que ce terme a été inventé par les courants « islamistes ». C’est un mensonge, comme je vous l’ai dit, mais cela permet de faire croire que ceux qui se préoccupent de ce problème sont les complices de ces mouvances « radicales », voire « terroristes ». Une autre stratégie consiste à dire que le mot « islamophobie » victimise les musulmans. En affirmant ainsi que les phénomènes islamophobes se réduisent à une simple « vue de l’esprit », on nie le fait que les musulmans sont vraiment victimes de discours et d’actes qui les visent et les agressent en tant que musulmans. Une troisième stratégie, plus perverse encore, consiste à utiliser le terme d’« islamophobie » pour mieux le banaliser et se prémunir contre toute critique. Aussi voit-on fleurir des discours islamophobes d’aspect anti-islamophobe, qui ont recours à des expressions du type : « Sans verser dans l’islamophobie primaire, il faut quand même reconnaître que les musulmans posent de sérieux problèmes en France... ».


Quel lien peux-tu faire entre le racisme « classique » et l’islamophobie ?


L’appareil rhétorique et sémantique du racisme se réadapte constamment afin de faire vivre les peurs et les haines de « l’autre ». Jusque dans les années 1960-1970, les discours publics utilisaient volontiers des catégories d’aspect biologique pour identifier, et en fait fabriquer, l’altérité. À partir des années 1980, la formulation du racisme s’est en quelque sorte « dé-racisée » : en utilisant des catégories « culturelles », et en particulier « religieuses », le racisme a pu perdurer sous des formes plus « acceptables ». Les responsables politiques et médiatiques ne disent plus : « les Arabes doivent quitter la France », mais : « les musulmans doivent respecter la République ». La forme a changé, mais le message de fond est resté assez constant. Ainsi, l’effacement de la « race » a permis de faire perdurer le racisme. Voire de le renforcer, dans la mesure où le racisme n’est jamais plus puissant que lorsqu’il n’est pas identifié comme tel et quand il est formulé à travers des principes socialement perçus comme « positifs ».


Quand, et pourquoi, apparaît cet « islam imaginaire » dont tu parles ? 


La reformulation du racisme à travers le registre « islamique » date du milieu des années 1980, à l’époque où les élites françaises mettent au centre de leur agenda « l’intégration des immigrés » et, à travers cette thématique, la question de « l’identité nationale ». La grande force de ce que je qualifie d’« islam imaginaire », c’est-à-dire cette représentation de l’islam créée par les élites politico-médiatiques dans le cadre des angoisses identitaires qui émergent dans les années 1980, c’est qu’il a permis de créer un consensus dans le monde politique. Alors que la laïcité était jusque-là perçue comme une « valeur de gauche », la droite l’a adoptée à son tour lorsqu’elle s’est aperçue que ce dont il était question n’était pas d’une laïcité réelle, mais d’une nouvelle « laïcité », exclusivement antimusulmane. La gauche, quant à elle, qui s’est souvent considérée comme « anti-raciste » et « amie des étrangers et des immigrés » (« Touche pas à mon pote », proclamait fièrement l’organisation para-socialiste SOS Racisme), n’a pas eu de problème à développer des discours racistes dès lors que l’aspect « racial » de sa formulation avait été effacé.

Ce consensus apparaît pour la première fois lors de la première « affaire des foulards », celle du collège Gabriel Havez de Creil en 1989 : trois collégiennes portant un foulard furent mises au ban de leur établissement, sous l’œil goguenard et enthousiaste des médias de masse, sous prétexte de « laïcité ». A partir de cette date, la gauche et la droite, aiguillonnées par un système médiatique de plus en plus offensif, se réconcilient sur le dos des « musulmans », et agissent de concert pour faire éclore cette « nouvelle laïcité » anti-musulmane qui trouvera sa traduction législative la plus manifeste le 15 mars 2004 lors du vote, à la quasi-unanimité du parlement français, sur les « signes religieux ostensibles » – c’est-à-dire ostensiblement « musulmans » – à l’école publique.


Mais la formulation de « l’islam imaginaire » évolue avec le temps...


Comme le racisme biologique, l’islamophobie n’a cessé d’évoluer depuis les années 1980, se trouvant elle aussi des masques capables de lui donner un visage « acceptable ». L’un des masques les plus efficaces est celui de « l’islamisme ». Ce terme, qui a été utilisé par des chercheurs dans les années 1980, a été récupéré et perverti par le discours médiatique et politique dans les années 1990. Alors que, dans l’esprit des universitaires, il avait pour vocation de distinguer ce qui relevait de la religion musulmane et ce qui relevait de l’utilisation politique du référent islamique, le découpage de « l’islam » entre une aile apparemment « islamiste » et une aile prétendument « modérée » cache en fait un discours propagandiste qui sépare artificiellement « les musulmans » en deux camps : les ennemis et les amis.

Quand on analyse ce discours, on s’aperçoit que les « islamistes » ne sont rien d’autre que « ceux qui ne sont pas comme nous », et qui apparaissent dès lors « contre nous ». Quant aux « modérés », autrement qualifiés de « musulmans laïcs », « républicains », « réformistes », etc., ce sont les gentils musulmans, domestiques et domestiqués, « comme nous » et « avec nous », qui disent ce que les élites françaises ont envie d’entendre et qui guident ainsi la « communauté musulmane » dans le droit chemin. S’ils hésitent, ou s’ils montrent la moindre résistance, ils risquent fort d’être regardés avec suspicion, comme des ennemis potentiels. C’est par exemple ce qui est arrivé à Tariq Ramadan : considéré comme un « modéré » jusqu’à la fin des années 80, il est magiquement devenu « islamiste » dans les années 1990. Et, lors d’un débat télévisé, Nicolas Sarkozy s’est permis de lui faire ce chantage : « Si vous [demandez aux écolières voilées d’enlever leurs foulards], alors je crois que vous voulez être un modéré, si vous ne le demandez pas, c’est le double discours »...

Ce discours binaire, qui identifie l’ami et l’ennemi, est un discours de type guerrier. Tout est mis en place pour encourager les « modérés », et même susciter les vocations de « modération ». Cette « modération » vise indirectement à disqualifier les soi-disant « radicaux » qui, pour beaucoup, sont catégorisés comme tels uniquement parce qu’ils dénoncent les injustices et réclament le respect auxquels les musulmans ont droit comme tout le monde.

Par bien des côtés, le discours médiatique et politique sur l’islam ressemble ainsi à une guerre de type psychologique visant à débusquer préventivement l’ennemi intérieur qui serait tapi dans l’ombre (et très vraisemblablement dans les milieux populaires, et singulièrement dans les « banlieues »...). Comme nous avons essayé de le montrer dans le livre Au nom du 11 septembre... Les démocraties à l’épreuve de l’anti-terrorisme, c’est cette logique guerrière qui s’est renforcée depuis le 11 septembre avec le déploiement de la prétendue « guerre mondiale contre le terrorisme »2. Mais cette logique renvoie aussi aux techniques militaires utilisées à l’ère coloniale et notamment pendant les guerres de décolonisation au cours desquelles ont précisément été mises au point des techniques très poussées de guerre psychologique.


Quels liens, justement, peux-tu faire entre l’islamophobie contemporaine et le colonialisme ? Et notamment en ce qui concerne l’utilisation de la question « féminine » ?


Il suffit de lire le texte de Frantz Fanon intitulé « L’Algérie se dévoile » pour comprendre les liens très forts qui existent entre l’islamophobie actuelle et le colonialisme3. Dans ce texte, écrit en pleine guerre d’Algérie, Fanon explique que le voile est, pour le regard occidental, un double symbole : symbole de la femme musulmane et symbole de la société musulmane. Ainsi, en jouant sur l’ambiguïté et en plaçant le voile au centre de leur propagande, les colonisateurs peuvent prétendre, et se donner l’illusion, de défendre le droit des femmes quand leur préoccupation est en fait d’humilier et de soumettre la société musulmane (en l’occurrence algérienne). On se retrouve à nouveau dans la logique des masques évoquée tout à l’heure : sous des prétextes apparemment valables, ou en tout cas valorisables en terme de propagande (défendre les femmes), on mène une politique criminelle (écraser les musulmans).

C’est dans ce cadre, comme le rappelle Fanon, que les autorités et l’armée coloniales ont à l’époque organisé des séances publiques de « dévoilement » de femmes musulmanes4. Filmées par la télévision française, ces séances pouvaient flatter le public métropolitain et justifier l’effort de guerre sur un mode humanitaire (« Nous libérons les femmes ! »), tout en humiliant les ennemis que l’on n’appelait pas « islamistes » à l’époque, mais « fellaghas ». Ce qui est intéressant, c’est que l’on retrouve des scènes tout à fait comparables à la télévision française à des époques récentes. Je pense par exemple à une émission diffusée sur Antenne 2 pendant l’affaire de Creil de 1989. L’émission s’appelait « Stars à la barre » et consistait à faire « comparaître » les acteurs de l’actualité dans un simulacre de procès. Ce jour-là, c’était les collégiennes de Creil – et leur père – qui étaient « jugées ». Pour l’occasion, une jeune femme turque fut invitée comme « témoin » pour expliquer aux deux voilées l’intérêt du dévoilement : « vous aussi, leur dit-elle, vous aurez un désir d’intégration ! ».

Ainsi, aujourd’hui comme hier, tout ce discours sur les femmes, le voile et la « laïcité » s’inscrit dans le registre propagandiste et guerrier que j’évoquais tout à l’heure. Les élites françaises sont d’ailleurs en train de transformer la laïcité dans ce sens : alors que le Conseil d’Etat avait expliqué en 1989 que le foulard à l’école n’était pas, en lui-même, incompatible avec la laïcité, les députés ont voté la loi de 2004 pour changer la laïcité et exclure le foulard. Il faut bien comprendre que c’est la laïcité qui a changé de nature entre ces deux dates : alors qu’elle stipule à l’origine que c’est le cadre (l’école) qui doit être « neutre » afin d’offrir à tous la possibilité d’exprimer librement leurs croyances, ce sont dorénavant les usagers (en tout cas certains d’entre eux : les musulman/e/s), qui sont sommés d’être « neutres ». La laïcité a donc changé : ce n’est plus le cadre collectif qui doit être neutre, mais certaines catégories ciblées de la population. On est ainsi passé d’une laïcité relativement libertaire à une laïcité très autoritaire – et même guerrière – dans laquelle l’ennemi potentiel, musulman, est progressivement « neutralisé ».


Comment peut-on, selon toi, lutter contre l’islamophobie ?


Pour lutter efficacement contre l’islamophobie, il faut, me semble-t-il, distinguer deux formes d’expression de l’islamophobie : l’islamophobie active et l’islamophobie passive. L’islamophobie active est celle qui est produite et propagée de façon militante, et souvent consciente, par toute une série d’acteurs politiques ou médiatiques qui cherchent par ce canal à tirer des bénéfices électoraux (Claude Guéant, Marine Le Pen, etc.), à accroître leur lectorat ou leur audimat (Le Point, France 2, etc.) ou simplement à faire carrière (Caroline Fourest, Ayan Hirsi Ali, etc.). Mais il y a aussi une islamophobie passive, moins consciente, agissant même souvent avec bonne conscience, et qui est d’une certaine façon victime de la série de masques dont je parlais tout à l’heure. Parce que le racisme a été ré-encodé dans un langage « islamique », beaucoup de gens répercutent les discours islamophobes qu’ils ont entendus dans les médias sans même se rendre compte de la dangerosité de ces idées.

Contrairement à ce que pensent beaucoup de ceux qui combattent l’islamophobie, c’est peut-être cette seconde forme d’islamophobie qui est la plus difficile à combattre, car elle est plus diffuse, plus généralisée et plus perverse. Et c’est sur ce terreau islamophobe, largement hérité de la culture coloniale française, que prospère l’islamophobie active. En d’autres termes, la question n’est peut-être pas tant de pointer du doigt Claude Guéant quand il hiérarchise les « civilisations » que de comprendre les mécanismes qui font que ce discours fonctionne sur un pan très large de l’opinion. En comprenant ces mécanismes, on peut s’attaquer aux racines du problème.

Pour lutter contre l’islamophobie, il faut aussi, je pense, comprendre qu’elle est le résultat d’un processus long et qu’elle s’articule avec les politiques économiques mises en place depuis une trentaine d’années. Depuis les années 1970-80, les dirigeants se sont engagés dans la mise en place d’un programme néolibéral qui a eu pour vocation d’insécuriser les classes populaires. Les ouvriers, les immigrés, les étrangers ont tous vus leurs droits se retreindre. L’« islam imaginaire » me semble avoir joué un rôle non négligeable dans le processus : en plaçant la question de « l’islam » au centre de leur agenda et en l’instrumentalisant, les dominants cherchent à faire accepter ce programme libéral via toute une série de mécanismes assez classiques : diversion, division de ceux qui devraient s’unir, création de boucs émissaires, etc.

C’est un processus qu’on avait pu observer dès 1983, lorsque le gouvernement socialiste, en pleine reconversion néolibérale, était confronté à d’importantes grèves ouvrières dans le secteur automobile. Profitant du fait que ces ouvriers grévistes étaient largement composés d’immigrés originaires des anciennes colonies, dont une grande partie de musulmans, Pierre Mauroy et ses différents ministres avaient qualifié cette grève de « musulmane ». Pour enfoncer le clou, le gouvernement prétendait que les grévistes étaient – je cite – « agités par des groupes religieux et politiques, qui se déterminent en fonction de critères ayant peu à voir avec les réalités sociales françaises ». Bref, il s’agissait de contrer un mouvement social en l’« islamisant », et en exploitant l’islamophobie latente qui gangrène la société française depuis des décennies. Malheureusement, cette logique ne cesse de se développer depuis lors.


Propos recueillis par Aya Masria et Samuel Idir

 



1. Voir Saïd Bouamama, L’affaire du voile islamique. La production d’un racisme respectable, Editions du Geai bleu, Roubaix, 2004.

2. Didier Bigo, Laurent Bonelli, Thomas Deltombe, Au nom du 11 septembre... Les démocraties à l’épreuve de l’anti-terrorisme. La Découverte, 2008

3. « L'Algérie se dévoile », chapitre I de L'an V de la Révolution algérienne (1959).

4. Voir aussi : Pierre Tevanian, Dévoilements. Du hijab à la burqa : les dessous d’une obsession française. Libertalia, 2012.

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